Construire une feuille de route numérique responsable, le grand casse-tête. Pas pour Olivier Vergeynst, directeur exécutif du Belgian Institute for Sustainable IT, même si les freins à la mise en action restent nombreux. Cet expert green IT livre ici les grands principes de ce livrable stratégique pour déployer le numérique responsable en entreprise.
La feuille de route est le premier axe de travail d’une organisation qui souhaite se donner les chances de créer un projet ambitieux dans un domaine cible de son activité. Le numérique responsable n’échappe pas à la règle. La feuille de route permet un déploiement d’actions encadré, précis, efficace et objectivé. Pour y parvenir, les facteurs sont avant tout de l’ordre des ressources humaines, de l’engagement du management de l’entreprise et de la capacité de l’organisation et des collaboratrices et collaborateurs à se transformer.
La feuille de route est un document qui permet à chaque entreprise de donner la bonne direction et une vision claire des actions à mener à l’ensemble des parties prenantes. En matière de numérique responsable, Olivier Vergeynst explique qu’il s’agit de fixer d’abord l’objectif principal, de définir la gouvernance pour y parvenir et de déterminer le travail à mener sur les piliers du numérique au sein de l’entreprise : infrastructure (datacenters et/ou cloud), équipements et usages utilisateurs (bureautique et équipements nécessaires à la connexion réseau) et services numériques déployés.
Pour prioriser les actions, l’entreprise s’en remet idéalement à une analyse d’impact à travers une Analyse de Cycle de Vie (ACV). L’ACV permet de cartographier les impacts environnementaux de chaque domaine de l’IT au sein de l’entreprise selon chaque phase de vie d’un produit ou service. Ainsi, l’ACV s’attache à décrire les impacts au niveau de la fabrication, la distribution, l’utilisation et enfin la fin de vie (recyclage, revalorisation).
Ensuite, Olivier Vergeynst, directeur exécutif du Belgian Institute for Sustainable IT, conseille systématiquement d’opter sur un principe d’amélioration continue : « il ne faut pas vouloir tout faire dès le début, mais conduire la démarche dans un temps plus ou moins long ». Le Belgian Institute for Sustainable IT (ISIT-BE) est une association sans but lucratif belge qui a pour objectif d’aider les entreprises dans la montée en compétences en matière de numérique responsable et interroge donc ces pratiques ; en 2024, l’ISIT-BE co-organise le GreenTech Forum Brussels (18 et 19 juin).
Oliver Vergeynst conseille par ailleurs de créer une feuille de route basée sur la méthode 80/20 : la loi de Pareto. Objectif : cibler d’abord 20% des actions qui auront 80% d’impact sur l’empreinte environnementale de l’IT de l’entreprise et si possible avec un effort moindre. Cette méthode permet l’efficience et évite de disperser les forces des équipes. D’autant plus que la mobilisation est l’un des challenges les plus importants d’après l’expert Green IT. Obtenir relativement rapidement de premiers résultats et rendre chaque nouveau résultat visible est clé pour créer et maintenir cette mobilisation.
À l’impulsion de la démarche, plusieurs acteurs sont susceptibles d’intervenir. « Cela peut varier assez fortement en termes de demande » précise celui qui est aussi co-auteur du B.A-BA du Numérique Responsable (Eyrolles, 2023). Entre autres, la demande peut émerger du côté des ressources humaines, du département RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises), des équipes IT, ou encore des autres collaborateurs, eux-mêmes utilisateurs finaux au sein de l’entreprise. Idéalement, c’est d’un mix au niveau management qu’émerge la demande : management it / management business. C’est dans ces conditions que la feuille de route qui en découle peut avoir le maximum de légitimité.
Lorsque la demande est suffisamment mûre, les équipes IT sont mandatées pour implémenter la feuille de route. « Dans le meilleur des cas, l’entreprise crée un rôle de gestionnaire spécifique, si possible directement rattaché au CIO [ndlr : Chief Information Officer] : sustainable it director ou green it manager, en rôle dédié ». Si ce n’est pas le cas, une équipe mixte peut prendre le sujet en charge avec des référents dans chaque domaine de l’IT et avec une personne chargée de coordonner l’action entre eux. « Ainsi, ce sont des architectes, des responsables infrastructure, des responsables applicatifs qui vont devoir collaborer ensemble. »
Plus largement, la partie information / formation est essentielle pour faciliter l’appropriation des concepts du numérique responsable, insiste Olivier Vergeynst. A ce titre, il estime qu’au sein de l’entreprise plusieurs référents numérique responsable doivent être nommés : « ces relais dans les différents départements de l’entreprise sont des piliers pour entraîner toute l’organisation et favoriser le changement. »
Si les principaux jalons d’une feuille de route sont connus, la recette reste jalousement gardée et va devoir être adaptée à chaque organisation. « C’est une plus-value importante pour les entreprises qui font du conseil et les entreprises qui les ont établies » précise Olivier Vergeynst.
Pour aider les entreprises qui ne seraient pas accompagnées dans cette démarche, l’ISIT-BE a développé un outil en ligne permettant aux entreprises de structurer leur approche. L’outil Roadmap permet aux grandes organisations adhérentes de l’ISIT-BE de définir leur feuille de route en sélectionnant les actions qui les concernent. Chaque action est séquencée par rapport aux autres, dessinant la structure de la feuille de route pour une bonne efficacité et un bon ordonnancement.
De manière générale, les méthodologies sont encore très diverses en matière de feuille de route numérique responsable. « La cartographie des enjeux numérique de l’entreprise et un fichier de type Excel sont souvent le point de départ pour construire la feuille de route numérique responsable » conclut l’expert Green IT.
Pour les entreprises, le premier des enjeux est la mise en mouvement. Comme pour tout projet, l’enjeu est de convaincre au-delà d’obtenir des budgets. Si ce dernier est bien sûr essentiel pour déployer un projet, la résistance au changement est en générale le facteur majeur de la difficulté à faire avancer les choses au sein de l’entreprise.
« Comme pour tout projet de changement, il est difficile de s’éloigner du “on a toujours fait comme ça”, de remettre en question des usages, des pratiques marketing etc. » décrit Olivier Vergeynst; « il est aussi difficile d’aller contre des pratiques liées à des aspects budgétaires ». Par exemple, il décrit l’habitude prise par les départements IT de changer les équipements parce qu’ils sont en fin de période d’amortissement mais pas forcément en fin de vie : « il y a toujours une série de règles plus ou moins écrites au sein de l’organisation ; le plus gros du travail est d’apprendre à lâcher toutes ces contraintes fortes ou immatérielles. »
Pour Olivier Vergeynst, tout changement apporte de la résistance : « vous aurez toujours des gens au sein de l’entreprise qui ne voudront pas changer leurs habitudes, préférant arguer que la demande formulée n’aura pas d’utilité » explique-t-il ; « dans les départements IT, il y a aussi ceux qui sont techno-solutionnistes ou tout simplement passionnés par la nouveauté et qui ne voudront pas renoncer au fait d’intégrer de nouveaux types d’équipements ou les derniers modèles de devices à leur catalogue. »
Au-delà de ces considérations, le travail avec les équipes doit aussi être un moyen d’ouvrir les yeux sur des pratiques qui ne sont pas forcément justifiées. « Le fameux cinq neuf n’est pas forcément nécessaire ! Cinq neuf c’est pour 99,999% de disponibilité d‘un service numérique au sein d’une organisation. Est-ce réellement justifié au regard des implications en termes d’infrastructures et de réplications ? » reprend le directeur de l’ISIT-BE. Pour lui, les aspects business réclament d’avoir toujours besoin d’une haute ou très haute disponibilité et toutes les fonctionnalités possibles, mais il faut interroger ce besoin : « le plus difficile au final, ce n’est pas tant la feuille de route, c’est de faire accepter d’ouvrir les portes pour questionner les pratiques en place. »
Enfin, un autre frein relevé au niveau de l’organisation est la concurrence. Comment y aller sur son marché compte tenu du facteur de risque que les changements comportent ? La peur de perdre des parts de marché est un facteur d’inaction potentielle. Néanmoins, chez certaines entreprises, c’est aussi potentiellement un facteur d’action pour prendre un pas d’avance. Pas facile à percevoir, et c’est peut-être pour cela aussi que le niveau de maturité n’est pas si élevé, même chez les entreprises engagées.
D’après Olivier Vergeynst, même si les entreprises s’engagent sur les sujets de numérique responsable, elles pourraient aller nettement plus loin. Parfois, elles pensent être déjà exemplaires en la matière, puis réalisent qu’elles sont encore très loin du compte. C’est le principe du cycle d’apprentissage. Mais même lorsqu’elles gagnent en maturité, elles se rendent compte qu’elles pourraient en faire beaucoup plus et ne le font pas forcément.
« J’observe par exemple que des entreprises qui sont dans une démarche pour devenir SBTI compliant, veulent au début mettre l’IT dans les obligations. Mais finalement, elles ne vont souvent pas le faire si ce n’est pas obligatoire pour leur domaine d’activité, car c’est potentiellement assez contraignant. » estime le directeur de l’ISIT-BE.
Pour lui, les entreprises prennent de fait ce qui les arrange sans aller au bout de l’effort si elles n’y voient pas directement un avantage concurrentiel. « C’est le réglementaire en réalité qui souvent est l’échelon qui permet de passer à l’étape d’après » précise-t-il. A ce titre, la CSRD est un des éléments réglementaires qui pourraient permettre d'accélérer le mouvement de manière générale et en particulier sur l’IT.
A l’heure actuelle, même si des entreprises sont particulièrement engagée, aux yeux d’Olivier Vergeynst, une majorité d’organisations s’en tient au stade de la bureautique et des datacenters : « Ce sont assurément des postes très émetteurs, néanmoins, les entreprises ne peuvent se satisfaire de rester à cette étape ». Et pour cause, nous ne cessons de le rappeler dans ces colonnes, le lien entre matériel et logiciel est plus qu’important.
Sans concevoir ou intégrer des services numériques éco-conçus, l’entreprise ne pourra pas mener à bien une politique numérique responsable au niveau des équipements. Si les services numériques utilisés par l’entreprise requièrent des équipements puissants et de dernière génération, les usages afférents sont alors incompatibles avec une politique de durabilité, de reconditionnement et de réduction des équipements numériques de l’entreprise. Ce premier constat rejoint le second que fait Olivier Vergeynst : la nécessité d’éviter de travailler en silos.
« La stratégie numérique responsable est une opportunité importante pour structurer l’action autour d’un projet commun ; malheureusement, trop souvent, les entreprises vont rester avec des démarches déjà entamées d’un côté et amorcer de nouvelles actions d’autre part, en isolation l’une de l’autre » explique Olivier Vergeynst. « Pourtant, la collaboration et le renforcement croisé des actions menées par chaque équipe sont des enjeux majeurs pour favoriser la cohérence de la démarche de l’entreprise et atteindre plus vite les objectifs fixés. ». A ce titre, il constate que les démarches d’écoconception s’inscrivent souvent en parallèle de démarches d'accessibilité, sans créer de lien entre les deux initiatives. « Pourtant, elles sont complémentaires et peuvent être réalisées en même temps, par les mêmes équipes. Il y a donc des économies d’échelle à la clé. »
La feuille de route doit embrasser et réconcilier tous les sujets. C’est d’ailleurs l’ambition de chaque département d’une entreprise engagée dans une démarche RSE. Le « désilotage » est un enjeu pour favoriser une transition globale des entreprises et sortir des réponses purement techniques. Alors que les entreprises semblent désormais avancer vers plus de durabilité dans leurs activités, elles doivent maintenant passer à l’étape supérieure : une transition systémique pour porter une réponse ambitieuse à un défi encore jamais connu par l’humanité. Une ambition plus que nécessaire alors qu’un récent rapport de l’ONU (novembre 2023) indique une trajectoire nous menant à près de 3°C de réchauffement, alors que la limite de 1,5°C est en théorie celle à ne pas dépasser pour conserver des conditions de vie stables sur Terre.
Olivier Vergeynst est directeur exécutif du Belgian Institute for Sustainable IT (ISIT-BE). Il a co-écrit le B.A-BA du Numérique Responsable par aux éditions Eyrolles en 2023. L’ISIT-BE est co-organisateur de GreenTech Forum Brussels 2024 (18 et 19 juin), Olivier Vergeynst en est le président du Comité de Programme.
Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum