L’évaluation de l’empreinte des services numériques est un enjeu clé pour un numérique plus responsable face à un accroissement des usages et le développement rapide de nouvelles technologies toujours plus gourmandes. Mais il y a encore des barrières à lever pour permettre une mise en action de tous les acteurs.
« La calculatrice carbone sur un site ? C’est un outil qui a peu d’intérêt ». Anne Rabot, co-fondatrice de Resilio, cabinet suisse qui travaille sur la réduction de l’empreinte du numérique, est assez catégorique sur l’enjeu autour de ces calculatrices qui permettent l’évaluation de l’empreinte carbone d’un site internet via une mesure dite “temps réel” : « pour sensibiliser ces outils peuvent effectivement avoir un intérêt mais d’une part, il ne faut pas que cela dédouane l’entreprise d’agir et d’autre part, la majorité des impacts ne sont pas carbones ».
L’évaluation de l’empreinte d’un service numérique, pour Anne Rabot, peut se définir avant tout par la mesure de la matérialité du numérique : « on mesure l’empreinte des serveurs, du réseau, des switchs… en somme tout ce qui permet de faire fonctionner le numérique et les échanges de données. ».
Chez Resilio, les méthodes d’analyse employées sont dites multi-critères : on mesure le carbone mais pas seulement. Et pour cause, « l’empreinte carbone c’est seulement 10% à 20% de l’empreinte mesurée en général » d’après Anne Rabot. L’impact sur l’eau, la biodiversité ou les ressources naturelles sont par exemple d’autres critères essentiels à prendre en compte. Pour la co-fondatrice de Resilio, il faut aussi considérer les particules fines ou encore les radiations ionisantes particulièrement en France avec la forte présence du nucléaire.
Ces critères sont moins visibles pour les entreprises de plus en plus habituées à raisonner en équivalent carbone. « Il faut de la pédagogie c’est certain » explique Anne Rabot, « mais de plus en plus d’acteurs, notamment les grandes entreprises, sont mâtures sur les enjeux RSE. Entre autres, ils raisonnent avec les Objectifs de Développement Durable de l’ONU comme par exemple la préservation de l’eau ». Les principes des limites planétaires est un concept également de mieux en mieux appréhendé par les entreprises d’après Anne Rabot.
Même son de cloche pour Etienne Lees-Perasso, consultant en Analyse de Cycle de Vie (ACV) et écoconception depuis 13 ans, « il faut continuer à communiquer sur l’empreinte carbone car c’est l’indicateur du réchauffement climatique et il est compris du grand public. Mais il est essentiel de communiquer également sur d’autres enjeux car on ne peut pas tout réduire au carbone ».
D’ailleurs, pas question pour Etienne Lees-Paresso de hiérarchiser les impacts. Il y a 16 catégories d’impacts, et pour lui, elles sont toutes aussi importantes. « Dans une logique multi-critères, on doit chercher à tout réduire car si on omet un enjeu alors cela peut potentiellement être fatal ». Dans le numérique, le consultant nous indique que c’est plutôt 4 à 5 critères qui sont mis en jeu autour des ressources, de l’eau, des radiations ionisantes, de l’empreinte carbone et de la toxicité.
Avec les enjeux autour des pénuries d’eau, les entreprises intègrent de plus en plus la dimension “eau” dans leurs critères ESG. Les datacenters en particulier, sont de plus en plus sous pression sur ce sujet. Pour Etienne Lees-Perasso, c’est néanmoins une vision globale des enjeux qu’il manque pour l’heure : « dans les entreprises, on intègre les problématiques par silo, et on réagit seulement quand il y a une crise. Ce n’est pas illogique mais une vision systémique ferait du bien. »
Ce spécialiste de l’ACV et membre du collectif Boavizta, groupement d’experts de la mesure du numérique, revient pour nous sur les limites de la mesure. L’accès aux données est le premier frein à l’heure actuelle surtout si les services et données sont gérées via des offres Cloud. La limite vient aussi sur le matériel où il reste très difficile de suivre entièrement la chaîne mise en place lors de l’utilisation d’un service : de la puce qui s’allume aux briques réseaux en passant par la carte mère de l’ordinateur, il n’est pas simple de cerner l’ensemble de l’empreinte.
Dans cette lignée, l’expert relève aussi la problématique de raisonner toujours à posteriori, « le rythme d’innovation technologique est intense. La mesure, c’est très bien, mais lorsqu’on la fait, la technologie est déjà déployée. Il faudrait qu’on puisse arriver en amont ».
Autre limite relevée par Etienne Lees-Perasso, la maturité de l’ACV sur le numérique. Ce n’est pour lui que temporaire car le sujet est assez récent. Le consultant est confiant sur la capacité des entreprises à harmoniser peu à peu leurs pratiques, notamment sous l’impulsion d’institutions externes comme l’ADEME qui soutient le travail autour des recherches sur l’empreinte du numérique : « d’ici 2 ou 3 ans, ce sera réglé ».
L’ACV est un moyen essentiel pour mesurer de manière exhaustive les impacts du numérique. Pour Etienne Lees-Perasso néanmoins, le prestataire doit venir questionner le besoin d’ACV et apporter une réponse appropriée : « l’ACV n’est pas une fin en soi, c’est un outil assez lourd à mettre en place, il faut l’utiliser à bon escient. Parfois, on sait assez facilement où sont les impacts et les efforts à fournir ».
Le choix du prestataire est donc un enjeu-clé pour recevoir les bons conseils et nouer une relation durable. « Il ne faut pas remettre en cause tous les six mois les mesures réalisées » explique Gaëlle Floch, référente Green IT de Moët Hennessy, la branche vins & spiritueux du groupe LVMH. « Nous avons travaillé avec la communauté Green in Tech [NDLR : la réunion des référents Green IT de chaque entité du groupe LVMH] sur une méthodologie pour classer les outils et choisir nos prestataires de mesure en fonction de cette méthodologie commune. »
En tant qu’entreprise utilisatrice, Gaëlle Floch estime que cette méthodologie est clée pour trouver le bon partenaire de mesure. Ensuite, l’enjeu est de travailler dans la durée pour pouvoir observer les évolutions réalisées en fonction des choix effectués post-mesure. La donnée brute a finalement moins d’importance que la réduction de cette empreinte. « Le risque c’est de se perdre dans un débat d’experts qui pourrait pousser à de l’inaction. Ne tombons pas dans ce piège », précise la référente Green IT Moet Hennessy. « Chacun a sa responsabilité. En tant qu’entreprise utilisatrice, nous laissons le débat d’experts aux experts de la mesure ».
Compte tenu des mesures effectuées, dès 2021 pour la première évaluation, Moët Hennessy a travaillé avant tout sur l’empreinte de son matériel en mettant en place des résolutions que Gaëlle Floch estime plutôt « classiques mais essentielles ». Entre autres, l’enjeu est l’allongement de la durée de vie des équipements et la diminution du nombre d’équipements par utilisateurs. Ces enjeux sont compris au fil du temps par les collaborateurs de l‘entreprise. « C’est beaucoup d’énergie et de pédagogie pour faire comprendre l’intérêt de cette démarche à tout le monde et changer les comportements mais les lignes bougent, c’est satisfaisant ».
En second rideau, Moët Hennessy s’attaque aux services numériques. Au sein de l’entreprise, tous les services numériques sont produits par des prestataires externes, « L’enjeu pour nous est surtout de devenir de meilleurs interlocuteurs en capacité de challenger nos prestataires sur les choix de conception » explique Gaëlle Floch. Moët Hennessy forme ainsi ses collaborateurs aux enjeux de l’écoconception. L’entreprise entend ainsi transformer progressivement ses services numériques en incluant des clauses spécifiques dans ses appels à projet pour la création de nouveaux services ou en cas de refonte. Là aussi, le travail effectué avec la communauté Green In Tech est clé aux yeux de Gaëlle Floch : il permet d’établir une méthodologie commune au sein du groupe LVMH et gagner ainsi du temps en travaillant dans une même direction.
Alors que les référentiels de bonnes pratiques se déploient depuis quelques années sur le sujet de l’écoconception, la période est clée, selon Etienne Lees-Perasso « nous n’avons jamais eu à développer des projets sous contraintes, donc actuellement on est plutôt dans une phase où on enfonce des portes ouvertes : on peut avoir des gains énormes avec peu d’efforts ». Selon HTTP archive, en 2022, le poids moyen d’une page web dépasse 2 Mo et le nombre de requêtes s’élève à plus de 70. Devant ces chiffres, il paraît en effet assez aisé d’optimiser le développement technique des services numériques.
« Il faut orienter les choix, donner l’impulsion maintenant pour que des orientations plus sobres soient désormais faites et tiennent compte des limites physiques auxquelles nous sommes chaque jour un peu plus confrontées » insiste Etienne Lees-Perasso. Le travail des collectifs, associations et institutions permet en ce sens de donner l’impulsion grâce à des référentiels complets pour orienter les choix de conception.
En matière d’écoconception, de la mesure à l’action il n’y a donc qu’un pas. Les outils existent pour ces deux étapes essentielles pour réduire l’empreinte des services numériques. Pour les entreprises commanditaires et celles qui créent ces services, les enjeux d’acculturation et de lisibilité de l’offre restent essentiels. C’est aux acteurs du numérique responsable qu’il revient donc d’apporter cette lisibilité et cette cohérence, tant sur les outils que sur les méthodologies proposées. C’est là la clé pour faciliter l’appropriation du sujet par le plus grand nombre et faire demain, de l’écoconception la norme plutôt que l’exception.
Gaëlle Floch (Moët Hennessy) est à retrouver sur GreenTech Forum 2023 lors de la conférence : « Pourquoi évaluer les impacts environnementaux du numérique (services / applications et produits / infrastructures) ? », le 21 novembre 2023 à 15h30.
Etienne Lees-Perasso (Consultant en ACV et écoconception) est à retrouver sur GreenTech Forum 2023 lors de la conférence : « La méthode 'Analyse de Cycle de Vie', un cadre d'évaluation d'impact reconnu par tous et adaptée au numérique (services / applications et produits / infrastructures) », le 22 novembre 2023 à 11h.
Anne Rabot (Resilio) est à retrouver sur GreenTech Forum 2023 lors de la conférence : « Comment concilier (R)évolution des architectures réseaux et sobriété numérique ? », le 22 novembre 2023 à 14h.
Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum