NUMÉRIQUE RESPONSABLE | SOBRIETE

Comment innover dans la sobriété

Ocotobre 2024

Nous ne déploierons pas l’innovation demain comme nous le faisons aujourd’hui. La sobriété en sera la nouvelle pierre angulaire car pour diminuer la pression du numérique sur l’environnement, il faudra apprendre à être créatif autrement que par une innovation toujours plus consommatrice de ressources et plus énergivore.

« Si on veut une société soutenable, il faut faire converger innovation et sobriété ». Pour Benjamin Ninassi, Directeur adjoint du Programme Numérique et Environnement de l’INRIA, l’enjeu est de ramener le numérique « dans une trajectoire compatible avec la transition écologique ».

Pour l’heure, les consommations électrique, énergétique, et de ressources, du numérique ne font qu’augmenter. Repenser notre rapport à l’innovation en retravaillant sur le sens des mots et notre manière d’envisager les contraintes sont des pistes pour diminuer l’impact environnemental du numérique.

Selon une étude prospective de l’ADEME et de l’Arcep (2023), les émissions de gaz à effet de serre liées au numérique pourraient augmenter de 45% d’ici à 2030 si rien n’est fait pour encadrer les usages. C’est tout l’objet de Alt Impact, un programme co-porté par l’ADEME, l’INRIA et le CNRS : déployer la sobriété numérique de manière à réduire les impacts des usages numériques en France.

Dans ce but, le premier travail réalisé par Alt Impact a été de définir la sobriété numérique, dont voici un extrait : « cette démarche vise à concevoir, fabriquer, utiliser et traiter la fin de vie des équipements et services numériques en tenant compte des besoins sociaux fondamentaux et des limites planétaires. ». Pour déployer cette vision de la sobriété, Alt Impact s’appuie ensuite sur trois axes : la formation et la sensibilisation, la mesure et le pilotage et le soutien des actions visant à intégrer la sobriété numérique au sein des organisations.

Aux yeux de Benjamin Ninassi, d’autres pistes de réflexions existent pour adopter la sobriété : « une des démarches à laquelle je me réfère souvent est Le Défi Numérique réalisé par Chemin de Transition, un collectif universitaire québécois ». « Ces travaux se fondent sur un futur imaginaire où en 2040 la transition écologique et la transition numérique ont réussi à converger » poursuit-t-il.

De ce nouveau paradigme potentiel, Benjamin Ninassi en retient trois axes clés : l’écoconception systématique des équipements et des services numériques, la hiérarchisation collectivement réalisées et acceptées des usages pour répondre aux besoins de base de la population et le fléchage de tous les financements vers des projets à impact environnemental positif. « Pour réussir : on a besoin à la fois d’être sobre d’un point de vue design, conception, ou encore des ressources utilisées, donc il faut penser en amont les usages » conclut-il.

Les low-tech numériques n’existent pas

De ces pistes de réflexion, on pourrait imaginer que la “low-tech” soit une voie pour réduire l'empreinte du numérique. Pourtant, « le numérique n’est pas low-tech par essence mais on peut aller vers des “lower tech” » explique Benjamin Ninassi, « c’est un des axes de recherche identifié comme stratégique par l’INRIA sur lequel nous allons amorcer des travaux. »

Thomas Thibault, designer et chercheur pour l’association Designers Éthiques et le projet de recherche Limites Numériques, est du même avis : « la low tech numérique n’existe pas vraiment car le numérique est bâti sur une architecture extrêmement complexe. »

Il aspire aussi à se référer à de nouveaux termes comme “permacomputing”, une technique qui consiste à concevoir avec les ressources locales au niveau matériel, humain et économique. Au cœur de cette démarche, la réparation, la réutilisation, la sobriété et l’accessibilité s’inscrivent comme des piliers essentiels.

Thomas Thibault, expert en design d’interface, propose également d’autres solutions pour repenser les usages. « Il y a un immense champ à travailler pour créer un autre numérique ! Aujourd’hui, on imagine toujours la même chose ! » exprime-t-il, « on peut concevoir de nouveaux usages, de nouvelles fonctions qui soient vraiment “écologico centrées” ». Avec Limites Numériques, c’est ce qu’il essaie d'inspirer et de citer en exemple : la conception de dispositifs numériques en utilisant des services obsolètes comme acheter un ticket de bus avec un sms.

La limite n’est plus technologique

Pour pouvoir penser ces nouveaux dispositifs, il faut reconsidérer la limite. Si elle était technologique auparavant, il faut désormais la considérer comme écologique. C’est ainsi accepter que le numérique participe au dépassement des limites planétaires et qu’il est contraint par les effets des changements climatiques et écologiques.

« Je n’aime pas trop le mot “innovation”. » reprend Thomas Thibault, « “in-novo” en latin, c’est mettre du neuf dans quelque chose ». À ses yeux, l'innovation ne s'intéresse qu'à la nouveauté, quitte à produire des futurs qui ne peuvent advenir. « J’aime bien ne pas utiliser ce mot. Il peut y avoir de la créativité, de l’originalité pour penser un numérique qui soit moins impactant, pour créer un numérique plus sobre » reprend-il, « et bien souvent il suffit juste de revenir à faire les choses bien (ex : des sites web écoconçus, accessibles, simples, efficaces) sans chercher à forcément tout transformer. »

Pour lui, l’innovation part du mythe que le progrès est linéaire, que la nouveauté sera mieux qu’avant ou qu’elle est inéluctable puisqu’on “n’arrête pas le progrès. « Or, bien qu’il y ait des gains d’efficacité, nous consommons toujours plus in fine car nous sommes dans une augmentation des usages du numérique en permanence. » complète-t-il.

Pour favoriser la compréhension des impacts écologiques, il faut, selon Thomas Thibault, rapprocher les objets numériques de la compréhension que chaque usager peut en avoir. « Par exemple, avec Limites Numériques, on travaille sur l’analyse des paramètres “écologiques” des services numériques. » détaille-t-il, « le mode par défaut, activé sur un service (ex : streaming vidéo, audio) est toujours le plus consommateur, et l’utilisateur ne sait pas forcément la conséquence d’un changement des paramètres ».

Par exemple, l’activation du mode “basse définition” en qualité audio sur un service de streaming musical, n’explique pas de manière claire, l’intérêt écologique (consommation d’énergie), le confort d’usage (rapidité de connexion) ou l’intérêt économique (pression sur son forfait mobile) de le faire ou non.

Faire preuve de techno-discernement

Pour Benjamin Ninassi comme pour Thomas Thibault, les deux chercheurs, il est essentiel de faire preuve de techno-discernement. « Il convient d’utiliser la tech dans un objectif d’intérêt général, d’équité et de respect des limites planétaires. » explique Benjamin Ninassi. Pour lui, « c’est non seulement un espoir mais c’est une nécessité pour un numérique soutenable ! ». Et d’ajouter : « C’est essentiel dans une logique d’atténuation, tout autant que dans une logique d’adaptation. »

En marques d’optimisme Benjamin Ninassi relève qu’il y a des projets qui montrent notre capacité à amorcer des trajectoires vers une réelle sobriété. Il cite en premier lieu le RGESN*, document cadre qui indique dans son premier critère qu’il faut avoir questionné l’utilité du service numérique avant de le concevoir. Il évoque aussi l’Afnor Spec sur l’IA frugale : « elle préconise qu’un algorithme ne peut être considéré comme frugal que s’il a un intérêt pour l’environnement. »

D’autres études ont aussi à ses yeux tout leur sens comme la Net Zero Initiative for IT, menée par le cabinet Consulting Carbone 4. « Avec cette initiative, l’objectif est de fixer un “eligibility gate” pour se prévaloir d’émissions carbone potentiellement évitées grâce à une solution numérique » détaille Benjamin Ninassi, « c’est-à-dire que toutes les entreprises dont la finalité est nuisible à l’environnement et/ou à l’humanité ne pourraient pas s’en prévaloir. »

Ces voies qui peuvent mener à la sobriété pourraient passer pour des options radicales difficiles à réaliser sans une réflexion plus globale. Mais pour Thomas Thibault « un vrai travail d'analyse des causes de la croissance du numérique peut favoriser la mise en place de cette autre manière de créer avec le numérique ».

Dès lors, les choix peuvent paraître plus ou moins radicaux en fonction du postulat de départ : « par exemple, la fonctionnalité “date de péremption automatique des publications” sur le réseau social Mastodon n’est pas implémentable sur les autres réseaux sociaux car cela rentre de front avec leurs intérêts économiques basés sur la captation de données » renchérit-il.

Ainsi, pour faire preuve de techno-discernement, il convient d’apporter de la réflexion et de l’analyse en profondeur. Changer de prisme, faire des choix forts sont des virages difficiles à prendre mais pas impossibles si les bases de l’innovation sont redéfinies de manière collective. Un travail que les chercheurs peuvent amener auprès des entreprises. L’enjeu, encore une fois, sera d’arriver à montrer à ces dernières les gains à moyens termes de penser un numérique pour toutes et tous tenant réellement compte des limites planétaires.

A propos

Benjamin Ninassi est Directeur adjoint du Programme Numérique & Environnement INRIA. Il est membre du comité de programme de GreenTech Forum 2024.

Thomas Thibault est Designer / Chercheur pour Designers Ethiques / Limites numériques. Il interviendra le 6 novembre à 12h30 sur la table ronde intitulée Entre innovation et sobriété numérique, faut-il choisir ?

Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum

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