Si la France apparaît comme un pays en avance sur l’intégration des enjeux d’impacts environnementaux du numérique dans leur stratégie, la formation reste encore trop marginale pour créer un mouvement de fond. La prise de conscience est là, en France, les plus jeunes sont attentifs à ces sujets, mais l’intégration généralisée des sujets de numérique responsable dans les programmes de formation demeure un challenge, surtout à l’ère de l’IA.
Le constat est clair : les établissements de formation commencent à prendre en compte l’empreinte environnementale du numérique, mais le chemin reste long. Rémi Ferrand, directeur général de Talents du Numérique, le rappelle : « Avant la loi REEN, on distinguait trois types d'établissements : les pionniers, souvent isolés ; ceux qui suivaient sans grande conviction ; et ceux en retard. La loi a joué un rôle d'accélérateur, mais on est encore loin du compte. »
Pour Talents du Numérique, le numérique responsable doit devenir une compétence fondamentale, transversale, intégrée à toutes les formations, du BTS à l’ingénieur, en passant par les masters et les cursus universitaires. Ce besoin de structuration passe aussi par une réflexion sur les contenus pédagogiques et les modalités d’apprentissage.
Dans ce cadre, une note sur l'éco-conception des logiciels est en cours d’élaboration par l'association pour proposer des pistes concrètes aux établissements. C’est une des missions de Talents du Numérique. Mais au-delà des enjeux techniques soulevés, il s’agit aussi de redonner du sens aux métiers du numérique selon Rémi Ferrand.
« Nous construisons l’avenir de la santé, de l’énergie, de l’agriculture… mais les jeunes ne le perçoivent pas toujours », déplore-t-il, « pour ces jeunes, intégrer la dimension numérique responsable serait aussi un moyen de redonner du sens à nos métiers ». Un levier potentiel d’attractivité pour une génération en quête de sens, qui interroge de plus en plus la finalité des projets auxquels elle contribue.
Pour Nathalie Otte, Green IT Leader chez Decathlon, la formation est un levier indispensable pour opérer une transformation concrète. « C'est un enjeu majeur. Si on veut faire avancer le sujet du numérique responsable, il faut former. C'est ce qu'on essaie de faire chez Decathlon, pas seulement au niveau du digital, mais à l'échelle de toute l'entreprise », explique-t-elle.
Le groupe français a déployé un programme d’accompagnement à la digitalisation des métiers, du rétail à la logistique, dans lequel le numérique responsable a une place de choix. Ceci a pour but de partager les enjeux entre les équipes sur le terrain en demande d’innovation et de technologies et celles qui les produisent.
Des formations adaptées aux différents métiers du numérique, sont également disponibles pour les équipes digitales en première ligne dans la mise en action du numérique responsable. « L'idée, c'est de pouvoir donner les moyens sur le terrain à celles et ceux qui construisent la Tech de limiter l’impact dès le démarrage » ajoute Nathalie Otte.
Mais les obstacles sont nombreux. Le manque de contenus pédagogiques, de standards partagés et de formateurs qualifiés à échelle mondiale freine la diffusion des bonnes pratiques. « Aujourd'hui, on construit nos propres formations, alors que cela ne devrait pas être un sujet Decathlon, c'est un sujet plus global. C'est un besoin de changement systémique au niveau de l’écosystème, un changement de paradigme sur l’approche de la technologie », souligne-t-elle.
Ce besoin de structuration est d’autant plus urgent que la demande sociale est forte. « La plupart des jeunes qu'on rencontre ne savent pas que l'informatique a une empreinte, notamment dans les pays autres que la France. Mais dès qu'on leur explique, ils sont très réceptifs. Ils veulent tout savoir et agir. » Cette appétence montre bien l’enjeu de réinventer les formations pour intégrer ces notions d’impacts du numérique sur l’environnement.
L’irruption de l’IA dans tous les secteurs impose de nouveaux savoirs. Pour Rémi Ferrand, il s'agit d'un bouleversement massif qui impacte autant les contenus que les méthodes d’enseignement. « L'IA est une révolution pédagogique. Les étudiants ont accès à des outils très puissants sans en maîtriser les bases. Ils devront pourtant dans leur métier les maîtriser, les concevoir et les superviser. »
L’IA pose de profondes questions sur la manière d’enseigner et de donner les clés pour acquérir toutes les connaissances nécessaires à la supervision des logiciels. Cette évolution nécessite une remise à plat des formations. Elles devront aussi interroger : quelles compétences transmettre pour un usage raisonné de l’IA ? Comment évaluer les pratiques ? Quelle sensibilisation aux impacts énergétiques des modèles d’IA, notamment les modèles génératifs ?
Nathalie Otte rejoint ce constat sur l’irruption de l’IA et les interrogations qui en découlent : « On est très sollicités pour intégrer l’IA. Mais on manque encore de règles, on ne comprend pas encore tous les impacts. On est en phase de test. On veut comprendre avant de déployer à grande échelle. »
Le risque est réel pour les entreprises de suivre la pression du marché sans maîtriser les conséquences environnementales et sans être certain du ROI. Pour éviter cet écueil, les entreprises doivent prendre le temps de la réflexion, à l’instar de Decathlon, pour tester avant de passer à l’échelle. Par ailleurs, la formation doit s’adapter rapidement pour préparer les professionnels à un usage raisonné de ces technologies, en posant des garde-fous dès l’apprentissage.
Ce besoin de prudence et d’encadrement renvoie à une réflexion plus large sur la gouvernance des technologies. Car la sobriété numérique ne se limite pas à l’efficacité énergétique : elle questionne aussi les choix d’architecture, le stockage des données, la pertinence des fonctionnalités. Là encore, la formation joue un rôle clé pour diffuser une culture d’arbitrage éclairé face aux promesses technologiques.
Si la France est légèrement en avance sur ces sujets de formation, la transformation doit être globale pour être efficace. « Dès qu'on arrive dans un autre pays, c'est nous-même qui formons les gens à ces sujets de numérique responsable. Et on doit le faire dans toutes les langues, pas seulement en anglais et en adéquation avec les réalités locales qu'elles soient règlementaires ou culturelles », note Nathalie Otte.
La formation au numérique responsable ne peut être réduite à une initiative isolée ou franco-française. Elle doit être pensée comme un mouvement international, impliquant entreprises, établissements, gouvernements et société civile.
Pour Rémi Ferrand, cette révolution passe justement par l’implication plus forte des institutions que ce soit pour le numérique responsable en particulier ou le numérique de manière générale. Car, à ses yeux, au niveau numérique, « on a 20 ou 30 ans de retard ». « En France, tant qu'on n’aura pas une stratégie d’État incluant l’éducation, on n’y arrivera pas. L’informatique n’est devenue une discipline à part entière qu’en 2022 » justifie-t-il.
Pour rattraper ce retard, il plaide pour l’introduction de parcours dédiés dès le collège, à l’image de ce qui se pratique en Estonie ou en Pologne. Une meilleure formation dès le plus jeune âge pourrait favoriser l’émergence de vocations et répondre aux pénuries de compétences dans les métiers du numérique. Si ces parcours dédiés embrassent en plus les enjeux du numérique responsable, la transformation pourrait s’avérer systémique dans l’approche du numérique par les nouvelles générations.
Enfin, l’enjeu de mixité reste crucial. « Il y a un décalage entre la majorité d’hommes dans le secteur et les attentes d’une diversité de profils. Il faut que les managers comprennent qu’il existe d’autres manières de fonctionner, et que c’est une richesse », insiste Nathalie Otte. L’atteinte d’objectifs de diversité, y compris par des quotas temporaires, est régulièrement évoquée comme un levier d’accélération.
Qu'il s'agisse d’éco-conception, de gouvernance des données, d’IA durable ou de sobriété numérique au sens large, les challenges sont d’une ampleur telle qu’ils nécessitent une stratégie sur le long terme. « Tous ces enjeux de formation au numérique responsable, c'est un marathon, pas un sprint », rappelle Nathalie Otte.
Pour construire cette trajectoire, les acteurs doivent anticiper, structurer, co-construire. La formation est la première étape d'une transformation systémique à grande échelle, mais elle doit s’inscrire dans une démarche continue d’amélioration, d’actualisation des compétences et de veille technologique.
Les fondamentaux sont posés : la conscience des enjeux est là, la demande existe, les initiatives se multiplient, notamment à travers la France, en pointe sur ces sujets. Reste à changer d’échelle et de rythme. C’est à ce prix que l’ambition d’un numérique plus durable, plus inclusif et plus éthique pourra réellement s’incarner dans les pratiques professionnelles.
Nathalie Otte est Green IT Leader chez Decathlon et membre du bureau de l’Institut du Numérique Responsable en charge des sujets internationaux
Rémi Ferrand est Directeur Général de Talents du Numérique
Natalie Otte et Rémi Ferrand sont membres du Comité de Programme de GreenTech Forum 2025.
Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum