L’éco-conception de services numériques est toujours un sujet d’actualité d’autant plus dans un contexte de montée des pressions réglementaires, de risques climatiques et d’alertes massives sur l’empreinte environnementale du numérique. Mais le passage à l’échelle se fait attendre : pour l’heure, ce sont surtout les entreprises déjà engagées qui continuent à accentuer leurs efforts en la matière. À moins que l’IA ne rebatte une nouvelle fois les cartes.
« Les entreprises ne mettent toujours pas ce sujet sur le haut du panier » s’inquiète Sébastien Chaslin, dirigeant de Specinov, une agence spécialisée dans le développement de services numériques éco-conçus, « elle travaille d’abord sur le matériel et ont toujours du mal à enclencher l’action suivante ». Une situation qui a peu évolué par rapport à ce qu’elle était à l’émergence du numérique responsable. Les raisons de la non-priorisation sont multiples, mais les entreprises déjà engagées sont celles qui prennent le plus d’avance et continuent à investir le sujet.
« Ce qui anime les entreprises, en matière de numérique responsable, c’est comment on définit une stratégie, la gouvernance » reprend Sébastien Chaslin, « les “early adopters” de l’éco-conception ont fait l’effort mais ils sont désormais passés ». Même si néanmoins à ses yeux, ces early adopters continuent leurs efforts pour une généralisation des pratiques au sein de leurs organisations.
Au-delà des impressions, les chiffres ne rassurent pas vraiment. Razorfish et le collectif Green IT dans leur 3ème Baromètre de l’éco-conception digitale (novembre 2024), annoncé lors de GreenTech Forum, pointe clairement les difficultés. Par exemple, la moyenne des 40 sites web e-commerce les plus visités tombe à 20/100 en 2024 (en régression de 3 points par rapport à 2023).
Toujours dans le baromètre, 95% des sites e-commerce ont des scores compris entre E et G, sur une échelle de A à G. Même constat pour les sites corporate du CAC40 : ils obtiennent un score de E soit une note moyenne de 39/100. Contrairement à l’année dernière où ils avaient progressé de 6 points par rapport à 2022, ils stagnent cette année.
Les acteurs du numérique responsable n’ont pourtant cesse de le rappeler, mais le message a peut-être été mal énoncé au départ : il n’y a pas d’usages sans équipement et inversement. Cela signifie que les équipements (terminaux, infrastructure, réseau) ont un rôle conséquent sur les usages : plus les équipements sont puissants et nombreux, plus ils permettent des usages.
Mais l’inverse est vrai aussi : plus les usages se développent, plus les fabricants anticipent des usages grandissants, accélérant la mise sur le marché de terminaux toujours plus puissants et il en va de même pour les infrastructures. Résultats : un mécanisme qui s’auto-alimente se met en place. Mécanisme décrit avec soin par The Shift Project dans ses différents travaux, notamment dans un rapport sur les réseaux publiés en mars 2024.
Ainsi, développer des services numériques sobres grâce aux techniques d’éco-conception ne devrait pas être une sous-priorité. C’est même un levier essentiel au sein des entreprises pour limiter le renouvellement du matériel. On peut imaginer que si l’entreprise n’intègre ou ne développe que des services éco-conçus, le risque de ralentissement du matériel va s’amenuiser. Un monde idéal bien sûr qu’il n’est pas simple d’atteindre.
Au-delà de cet impact indirect des usages, l’empreinte directe des usages a aussi sans doute été sous-estimée jusque là : « peut-être qu’on s’est appuyé sur des chiffres trop faibles et c’est dommage pour l’éco-conception car on voit que l'écart matériel / usages n’est plus si évident » explique Sébastien Chaslin en faisant référence à la dernière estimation de l’Ademe sur l’empreinte environnementale des datacenters (janvier 2025).
Pour aider le passage à l’échelle de l’éco-conception et continuer d’être aligné avec leur trajectoire de résilience, certaines entreprises commencent à mettre des règles d’évaluation assez claires pour chaque nouveau projet amorcé. Le budget carbone est, entre autres, un des outils qu’utilise Crédit Agricole Technologies et Services (CATS).
« Mon objectif est de mettre en place le numérique responsable de manière à ce que ce soit un réflexe naturel au sein de l’organisation » explique Christophe Hirotani, Référent Numérique Responsable chez CATS. Pour faciliter l’adoption des bonnes pratiques, le budget carbone, établi en collaboration avec la Direction Financière, est un allié précieux : « chez CATS, nous avons établi notre trajectoire SBTI, ainsi nous connaissons notre budget carbone annuel, c’est-à-dire notre plafond d’émissions à ne pas dépasser » détaille-t-il.
Ce budget carbone est ensuite alloti par direction selon une clé de répartition. « L’enveloppe budgétaire de chaque département est ainsi couplée à un plafond carbone » reprend Christophe Hirotani, « cette double-contrainte nous guide pour pouvoir choisir et prioriser un service par rapport à un autre. »
Pour ce Référent Numérique Responsable, la logique de budget carbone doit amener les équipes à avoir le réflexe de l’éco-conception. Et pour accélérer la généralisation de ce réflexe, CATS déploie, depuis juillet 2024, une formation à l’éco-conception obligatoire pour toutes les équipes projets : « cette formation concerne au moins 70% des collaborateurs en interne » précise Christophe Hirotani.
Finalement, les entreprises qui en font le plus sont celles qui ont déjà amorcé les chantiers de transition depuis un certain temps. C’est bien l’avis de Jérôme Lucas, Co-fondateur et Directeur Général de Digital4Better et Fruggr : « mon analyse est double : avec le contexte, il n’y a pas forcément de nouveaux acteurs qui se poseront la question de l’éco-conception ; mais ceux qui se posent déjà la question continueront à persévérer sur ces sujets et intégrer ces enjeux dans leurs objectifs stratégiques. »
Et surtout pour Jérôme Lucas, la réalité va rattraper toutes les entreprises. Et dans un monde en surchauffe (plus de 1,5°C de réchauffement par rapport à l'ère pré-industrielle en moyenne sur 2023-2024 selon Copernicus), on ne peut que lui donner raison. « Les effets d’annonce des USA vont avoir un effet dans le temps qui vont s’estomper » estime-t-il, « on va revenir à une réalité qui va rattraper tout le monde : le coût de l'énergie, du matériel, etc. Faire de l’IA sans réfléchir à ce qu’on fait, va mettre en lumière l'impact du numérique et on va finir par se poser les bonnes questions ! »
Pour lui, si les entreprises ne font rien, elles se mettent en danger car elles ne travaillent pas leur résilience : « les statistiques montrent que les impacts du numérique vont continuer à augmenter et par conséquent les coûts d’accès au matériel, aux équipements et à l’énergie associée vont aussi fortement augmenter dans les années à venir ».
Si pour l’heure il estime que l’heure est à l'aveuglement avec l’IA « comme une première amourette », Jérôme Lucas en a la conviction « la poussière va finir par se voir. Je ne sais pas combien de temps ça prendra, mais ça va se voir. » Et de conclure : « il y aura alors une reprise de conscience sur ces sujets de durabilité ! Les entreprises qui ont déjà commencé vont gagner du temps plus tard ! »
Et malgré un contexte où les appels à se lancer dans la course de l’IA viennent de tout bord, la poussière pourrait bien finir par se voir assez rapidement. Il y a en effet matière à être confiant : les alertes sur l’empreinte environnementale du numérique et de l’IA en particulier n’ont jamais été aussi nombreuses. À titre d’exemples, Google Actualités ne recense pas moins d’une soixantaine d'articles parus, en français, sur le sujet de l’impact environnemental de l’IA pour le seul mois de janvier 2025 et l’AI Action Summit, début février, a consacré un forum entier dédié à la durabilité de l’IA !
Sébastien Chaslin est dirigeant de Specinov depuis 2016. Specinov est une agence digitale, basée à Angers, spécialisée dans le numérique responsable, en particulier sur les enjeux d’éco-conception.
Christophe Hirotani est Référent Numérique Responsable chez CATS (Crédit Agricole Technologies et Services)
Jérôme Lucas est Co-fondateur et Directeur Général de Digital4Better et Fruggr. Il est également membre du Conseil d’Administration de l’Institut du Numérique Responsable.
Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum