NUMÉRIQUE RESPONSABLE | STRATEGIE

Quelles voies pour concilier intelligence artificielle et sobriété numérique

Octobre 2024

Concilier intelligence artificielle (IA) et sobriété numérique est un travail difficile. Devant l’inexorable entrée de l’IA dans notre quotidien personnel et professionnel, certaines entreprises tentent de trouver des compromis pour l’intégrer en conscience et atténuer son empreinte.

« L’IA représente un gain inestimable de productivité pour les entreprises, c’est évident qu’elle va continuer à prospérer, autant l’accompagner pour l’intégrer de la manière la plus responsable possible » analyse Thomas Jacobsen, porte-parole d’Infomaniak depuis près de 10 ans. Cette percée de l’IA rebat depuis près de deux ans les cartes du numérique responsable.

L’empreinte carbone du numérique grandit de 5% par an alors que le secteur lui-même s’est fixé pour objectif de réduire de 45% son empreinte carbone d’ici 2030 par rapport à 2020 (trajectoire SBTI - Science Based Target Initiative). Sans en être l’unique facteur, les investissements en IA ne sont pas étrangers à cette hausse. Face à ce constat, des entreprises s’organisent pour essayer d’intégrer, dans leur stratégie sustainability, les moyens d’encadrer le développement de l’IA et l’empreinte associée.

Infomaniak fait partie des entreprises aux politiques volontaristes pour penser une approche de l’IA tenant compte de son empreinte environnementale et sociale. Infomaniak est une entreprise engagée, développeur leader de solutions Cloud et de productivité en Suisse depuis près de 30 ans. Très reconnu en Europe, il y développe la moitié de sa clientèle, notamment en France et en Italie.

Une stratégie globale

Cet engagement vient du fondateur Boris Siegenthaler. En 2006, très touché par le documentaire d’Al Gore “Une vérité qui dérange”, il acquiert la conviction qu’il faut que les entreprises montrent l’exemple. À partir de 2007, Infomaniak instaure une charte contraignante au sein de l’entreprise. En 2013, l’entreprise construit le premier datacenter refroidi uniquement avec l’air extérieur, sans climatisation, « donc s’il fait 38°C dehors, on refroidit avec un air à 38°C ! » précise Thomas Jacobsen.

Depuis, Infomaniak a fait beaucoup pour adapter ses pratiques et la performance globale de ses datacenters. « À chaque fois qu’on construit un nouveau datacenter, on essaie d’aller plus loin sur l’aspect environnemental » reprend-il, « sur notre dernier datacenter, on arrive déjà à revaloriser 100% de l’énergie produite ».

Cette démarche permet à Infomaniak de devenir un intermédiaire de distribution de chaleur dans les réseaux de chauffage urbain. « Lorsque les gens exécutent des IA dans nos datacenters, l’énergie n’est pas gaspillée dans l’atmosphère » détaille Thomas Jacobsen, « en matière énergétique, on corrige ainsi le problème majeur. Cela reste discutable bien sûr, car ce matériel émet toujours beaucoup de CO2 mais au moins nous prolongeons la chaîne jusqu’à une utilisation finale utile. »

Pour le porte-parole d’Infomaniak, il n’y a pas de solution magique : « il faut regarder l’impact  ». L’IA pose par exemple de véritables questions sur la durée de vie des serveurs car il faut systématiquement des puissances de calcul plus importantes. Or, les achats constituent le plus gros facteur d’impact environnemental pour Infomaniak.

Pour limiter cet impact, Infomaniak achète “local”. C’est notamment le cas pour les panneaux solaires qui équipent ses bâtiments. « Meyer Burger développe ses panneaux en Suisse et les fabrique en Allemagne. Ainsi, c’est 35% à 40% d’impact carbone en moins par rapport à des panneaux solaires achetés en Asie » reprend Thomas Jacobsen. Dans les meilleures conditions d'ensoleillement, ces panneaux solaires utilisés pour alimenter les datacenters couvrent actuellement 55% des besoins d’un datacenter de 700 kW. « L’objectif est qu’en 2030, nos centrales solaires répondent à 50% de notre consommation électrique annuelle » conclut-il.

Questionner les usages

Avec tout ce travail réalisé sur ses infrastructures, il était inenvisageable pour Infomaniak de déployer ses applications d’IA génératives ailleurs. « Les IA qu’on propose sont en open-source systématiquement et elles sont hébergées sur nos propres serveurs en Suisse » explique Thomas Jacobsen.

La question du développement d’applications basées sur de l’IA générative a aussi posé des questions en interne chez Infomaniak sur la contradiction potentielle avec l’objectif de réduire l’empreinte du numérique. « Notre objectif est de mettre à disposition les IA les plus éthiques possibles au niveau environnemental et du respect de la vie privée » reprend-il, « on les intègre à notre suite collaborative là où il y a une réelle valeur ajoutée pour les utilisateurs. »

Du côté de Publicis Sapient, le cabinet de conseil en transformation technologique du groupe Publicis, cette précaution est partagée. « On se pose la question de la valeur et de l’empreinte pour ne pas utiliser l’IA à tout va et privilégier ses applications vertueuses », explique Clémence Knaébel, Directrice conseil innovation et développement durable chez Publicis Sapient.

Au sein du cabinet de conseil comme de l’ensemble du groupe, Clémence Knaébel estime que « l’investissement pour la sustainability est fort et partagé ». Elle apporte d’ailleurs toute son expérience sur ces sujets à Publicis Sapient, elle qui est passée, entre autres, par le journalisme environnemental et plusieurs sociétés de conseil.

Aujourd’hui, elle observe que l’essor de l’IA vole parfois la vedette aux sujets RSE : « Il y a deux ans, beaucoup d’entreprises avaient priorisé le développement durable. C’est encore le cas aujourd’hui, mais il y a une forme de tension entre cet enjeu et le sentiment que la priorité absolue est de se positionner très vite pour intégrer l’IA dans les activités. »

Exemple d’usage vertueux au service d’une problématique interne et en intégrant l’IA dans les activités : Clémence Knaébel a travaillé avec la RSE groupe de Publicis pour aider les équipes qui créent des communications commerciales à vérifier plus tôt et plus vite si leurs créations sont conformes aux règles de déontologie, et demain aux réglementations toujours plus nombreuses.

« Les équipes soumettent à l’ARPP [Autorité de régulation professionnelle de la publicité] leurs créations pour les faire vérifier, mais ils attendent la réponse plusieurs jours », poursuit Clémence Knaébel, « aussi, nous avons développé un outil, basé sur une IA existante, pour livrer une pré-analyse de la campagne afin de réduire les risques de greenwashing avant soumission à l’ARPP. »

Estimer l’empreinte au plus juste

Pour minimiser l’empreinte de l’IA, la première conviction de Publicis Sapient est que « la liste des bonnes pratiques ne suffit pas, il nous faut modéliser l’intégralité de l’empreinte pour savoir quelles bonnes pratiques vont faire la différence », explique Clémence Knaébel. Pour enclencher cette dynamique, Publicis Sapient s’engage à évaluer l’empreinte carbone de ses services basés sur l’IA.

« On arrive avec une approche carbone case : on cherche systématiquement à estimer la valeur ajoutée et le coût environnemental, et on les compare », détaille-t-elle. Pour cela, Publicis Sapient a développé un modèle nommé e-footprint, publié en open source, et travaille à son extension avec l’association Boavizta.

Aussi, Publicis Sapient est attentif à l’empreinte de chaque technologie. « Il y a des approches IA qui sont moins gourmandes que d’autres », estime Clémence Knaébel, citant une recherche récente de l’équipe canadienne d’Alexandra Sasha Luccioni : « On voit qu’il y a une vraie différence entre l’impact carbone des différents usages de l’IA, avec des facteurs de l’ordre de x100, voire x1000. »

Clémence Knaébel précise que les modélisations que Publicis Sapient effectue avec e-footprint reposent sur des  hypothèses encore à affiner : « Nous travaillons avec Boavizta pour la donnée et nous rapprochons de l’ADEME pour parfaire notre outil, mais les ordres de grandeur nous permettent déjà d’orienter les décisions et les efforts. »

Pour un engagement politique

Tous ces mécanismes sont autant d’outils pour encadrer la croissance de l’empreinte de l’IA. Et ces initiatives peuvent faire tâche d’huile pour inspirer d’autres organisations. Mais pour le porte-parole d’Infomaniak, Thomas Jacobsen, le sujet doit aussi devenir politique pour que le cadre de développement de l’IA soit pris au sérieux.

« L’Europe a bien compris ce qu’il fallait faire au niveau de la protection des données ; il faudrait qu’elle fasse la même chose au niveau de l’IA sur son empreinte environnementale… et même plus globalement sur le cloud ! » explique-il, « il faut réduire le décalage qu’il y a entre les pratiques industrielles des géants du Web et les meilleures pratiques environnementales de notre industrie. »

Pour Thomas Jacobsen, la souveraineté à travers des investissements dans les entreprises locales plus engagées que les géants de la tech américaines ou asiatiques notamment, est une voie majeure pour donner un cadre de développement de l’IA compatible avec plus de sobriété : « c’est un sujet hautement stratégique, un avantage comparatif énorme pour l’économie. Pour l’heure, il n’y a que les américains et asiatiques qui investissent massivement. »

Il faudra au moins cette alliance des initiatives des entreprises et d’un élan politique pour accompagner un déploiement de l’IA compatible avec la transition écologique. Des ambitions d’autant plus essentielles à atteindre alors que la dérive est en cours, incarnée il y a quelques mois par les annonces de Google et Microsoft, dans l’incapacité, pour l’heure, face à l’essor de l’IA, de tenir leurs engagements en matière environnementale.

A propos

Thomas Jacobsen est porte-parole d’Infomaniak

Clémence Knaébel est Directrice conseil innovation et développement durable, Publicis Sapient.

Thomas Jacobsen et Clémence Knaébel interviendront lors de GreenTech Forum 2024 sur la conférence intitulée "Quelle place pour l'IA dans le numérique responsable ?"

Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum

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